Les jésuites écrivent habituellement derrière leur nom les deux lettres "S.J.", l'abbréviation de Societatis Jesu. La dénomination espagnole de l'Ordre est Compañia de Jesùs.

Que signifie ce nom étonnant?

Dès le début de ses études à Barcelone en 1523, puis à Alcalâ, Ignace gagna quelques compagnons (compañeros) de route; et c'est à Salamanque en l'année 1527 que nous trouvons pour la première fois le mot compañía pour désigner ce petit groupe. Ce n'est cependant qu'à Paris qu'Ignace trouva des compagnons définitifs. Ils prononcèrent ensemble à Montmartre les voeux de chasteté et de pauvreté. Ils s'engagèrent par ailleurs à partir vers la Terre Sainte après leurs études, ou – si cela n'était pas possible – à se mettre à la disposition du pape pour être envoyés par lui. Ils n'avaient toutefois pas encore à l'époque l'intention de fonder un ordre religieux.

Au cours de l'année prévue pour leur voyage vers Jérusalem il ne fut pas possible de traverser la Méditerranée. Aussi le groupe des 10 jeunes hommes se mit finalement en route vers Rome. En chemin ils réfléchirent au nom qu'ils devaient donner si on les interrogeait. Plus tard Juan Polanco, qui a travaillé de longues années avec Ignace, résumera la conclusion de cette réflexion en ces termes: « Vu qu'ils n'avaient entre eux d'autre tête et d'autre supérieur que Jésus Christ, que seul ils désiraient servir, il leur sembla qu'ils devaient prendre le nom de celui qu'ils avaient pour tête et se nommer ‘la Compagnie de Jésus’. »

Ce n'est qu'à Rome, lorsque le pape accueillit leur proposition et commençait à envoyer quelques-uns d'entre eux en mission, que le groupe décida, après plusieurs semaines de discernement communautaire, de demeurer au travers de la dispersion comme un corps, et pour ce faire de fonder un ordre religieux. Parce que Dieu lui-même les aurait rassemblés, ils voulaient par tous les moyens conserver et renforcer leur union.

Polanco a raconté combien Ignace tenait à nommer définitivement le nouvel ordre religieux Compagnie de Jésus. Ce désir était enraciné dans une expérience spirituelle décisive. Elle apparaît clairement dans le récit de la Vision de la Storta. Dans une petite chapelle à quelques kilomètres de Rome, Ignace vit « comment le Père le mettait avec son Fils » ; c'est par ces mots très brefs que Ignace décrira plus tard cette expérience dans son journal spirituel. Jerôme Nadal écrira, quant à lui, plus longuement ce qu'Ignace lui avait raconté: « Lorsqu'il en allait de la confirmation de la Compagnie de Jésus et que le Père Ignace se rendit à Rome, dans sa prière Jésus lui apparut portant sa croix. Dieu mit le Père Ignace avec lui à son service et dit ‘Je serai avec vous’; ainsi il nous montrait que Dieu nous avait choisis comme compagnons de Jésus. » Nadal compare l'expérience d'Ignace avec celle de Paul, qui expérimenta l'Eglise toute une avec le Christ: « Le Christ ressuscitant des morts, ne meurt plus, souffre encore et en tout temps en ses membres et dit à Paul: ‘Pourquoi me persécutes-tu ?’ »

Le nom de l'ordre fut accueilli par beaucoup avec étonnement, et parfois même avec irritation. La plupart des autres ordres religieux portaient le nom de l'auteur de leur règle: Augustiniens, Bénédictins, Franciscains. On reprochait au nouvel ordre de vouloir s'élever orgueilleusement vers Jésus par-dessus toutes les autres familles religieuses. Diego Lainez, l'un des dix cofondateurs de la Compagnie de Jésus répliquait à de pareils reproches: dans le Nouveau Testa­ment nous pouvons lire, que « le Père nous a appelés à la communion avec son Fils Jésus Christ notre Seigneur. » (1 Cor 1,9) et que « notre communion est communion avec le Père et avec le Fils » (1 Jn 1,3). En ces deux passages, la traduction latine de la Bible utilise le mot « societas ».

Cette justification néotestamentaire du nom « societas Jesu - Compagnie de Jésus » concerne cependant tous ceux qui croient en Jésus Christ. Aussi le nom de Compagnie de Jésus n'est-il pas seulement le nom d'un ordre religieux, mais également le programme de l'être chrétien tout court.

Beaucoup d'années de quête s'étaient écoulées pour Ignace. Comme jeune officier il fut gravement blessé lors de la défense de Plamplune contre les Français. Sur son lit de convalescence, en lisant quelques livres pieux il commença à approfondir sa foi; il projetait alors une vie de pénitence. Il se décida d'abord à un pélerinage vers Jérusalem; en chemin il s'arrêta longuement dans la petite ville de Manrèse. Ignace y prolongeait continuellement ses heures de prière et voulait y obtenir la grâce divine par des exploits ascétiques. Il y ruina toutefois sa santé et sombra par ailleurs dans de profonds scrupules d'où personne ne pouvait le sortir.

Plus tard il raconte comment Dieu l'avait conduit comme on conduit un écolier, sur un tout autre chemin. Il reconnût que la grâce divine ne se conquiert pas par des efforts personnels. Dieu est lui-même déjà venu en Jésus Christ vers nous les hommes. Aussi ne devons-nous pas conquérir sa grâce, mais elle est offerte et nous pouvons la prendre comme point de départ. Dès cette époque Ignace pensait pouvoir offrir à d'autres l'aide qui lui avait tant manqué.

Etre chrétien signifiait désormais pour lui, se savoir abrité dans l'amour de Dieu et considérer tout le reste comme découlant de ce point de départ. Ainsi, nous ne devons plus vivre dans la peur pour nous-mêmes; ainsi, nous devenons capables de nous ouvrir aux autres et de les rencontrer dans l'amour. Dans la foi, nous recevons de Jésus la conviction que Dieu nous accueille avec l'amour dans lequel il est de toute éternité tourné vers son Fils. Parce que cet amour divin n'a pas sa mesure en nous mais dans le Fils, nous pouvons nous confier à cet amour en notre vie comme en notre mort.

C'est précisément ce que signifie le nom de la Compagnie de Jésus. Ignace et ses compagnons comprenaient cette dénomination dans le sens précis de compagnonnage avec Jésus lui-même. Il ne s'agit donc pas seulement d'une Compagnie « du nom de Jésus ». Être chrétien est à comprendre comme communion immédiate avec Jésus, et pas seulement comme une sorte d'amitié avec Jésus-Homme; être chrétien est à comprendre comme participation à sa relation au Père. Croire en Jésus, Fils de Dieu signifie: se savoir aimé de Dieu avec lui et par lui, et par cet amour qu'est l'Esprit Saint. C'est avec lui que nous nous tenons devant Dieu. Tous les chrétiens sont appelés à proclamer, que Dieu « a réconcilié le monde avec lui en Christ. » (2 Cor 5,19)

Dans son nom de Compagnie de Jésus s'exprime la vocation de notre ordre religieux à répandre cette compréhension libérante de la foi. La Compagnie de Jésus n'est pas une compagnie « fermée » mais « ouverte ». Par son nom elle signifie quelque chose qui touche tous les chrétiens et qui peut être une aide pour la compréhension de leur être chrétien et de leur foi.

C'est ainsi en effet que les premiers compagnons ont compris le nom de leur ordre. Pierre Favre, par exemple, l'un des tout premiers, a fondé une fraternité à Parme qui n'appartenait pas à l'ordre, mais qui s'appelait elle également « La Compagnia del Giesù ».

L'ordre religieux comme petite communauté a pour but d'être au service du salut de la grande communauté des hommes, par l'annonce de la foi selon laquelle tous se comprennent comme « Compagnie de Jésus ». Cette communauté avec Dieu concerne la vie tout entière et est le point de départ de tout agir. C'est pourquoi le chrétien vit pour la gloire de Dieu en tout ce qu'il fait à partir de sa foi et donc avec un coeur aimant. C'est donc tout l'opposé d'une vie spirituelle qui ne concernerait qu'une part de l'existence, part qui serait toujours à étendre davantage mais qui demeurerait toujours limitée. Ignace nous enseigne en effet que la prière explicite n'est pas plus sainte que la vie habituelle mais qu'elle est nécessaire afin de demeurer dans la sanctification de la vie tout entière. On peut alors "trouver Dieu en toutes choses" et "se réjouir de Dieu" en toutes activités.

Toute activité raisonnable et pleine d'amour sert à la glorification de Dieu. Les oeuvres ne sont pas nécessaires pour obtenir la grâce de Dieu, mais elles proviennent de sa grâce et servent au but pour lequel elles sont vraiment bonnes: le bien des hommes. Le chemin de la foi prend Dieu pour point de départ; il ne peut le prendre comme point final que dans la mesure où l'on fait sienne la conviction suivante: l'oeuvre bonne, la relation attentionnée et aimante au monde n'est plus un moyen pour obtenir un but, mais elle fruit de la communion avec Dieu; elle est la finalité de la vie. « C'est Dieu qui nous a faits: nous avons été créés en Jésus Christ pour pratiquer les oeuvres bonnes que Dieu a d'avance préparées pour nous. » (Eph 2,10)