Letzte Aktualisierung:  04. Oktober  2008, PK

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Peter Knauer SJ


Que signifie : « Je crois en Jesus-Christ ? »

La christologie de Gerhard Ebeling


Paru en :
Revue Théologique de Louvain, 2 (1971)  385–421.

Résumé :
Gerhard Ebeling ne se contente pas d'affirmer que le Christ est vrai Dieu et vrai homme. Car on ne peut comprendre le sens de ces affirmations qu'en tenant compte de maniére explicite du « inconfuse, inseparabiliter »de la formule dogmatique. La divinité de Jésus n'est vraiment reconnue qu'à cette condition : de ne pas la mêler avec son humanité dans un même concept de réalité. Elle n'est accessible qu'à la foi seule. Cepen­dant, cette foi en la divinité de Jésus se référe à cet homme historique.

« Je crois en Jésus-Christ », ce n'est pas seulement un énoncé de foi particulier parmi d'autres : il condense en lui l'ensemble de la foi chrétienne. Croire en Jésus-Christ : qu'entend-on par là, et pourquoi est-ce indispensable ? Nous nous trouvons aujourd'hui dans une nécessité plus urgente que jamais de creuser cette question fondamentale pour notre foi. Répéter simplement les formulations traditionnelles de la foi ne suffit pas. Par là seul, on n'aurait aucune garantie d'étre en accord avec la foi de l'Église : il s'agit, en effet, avant tout de comprendre comme il faut les énoncés de la foi.

Du cóté protestant, Gerhard Ebeling (né en 1912) est aujourd'hui un de ces théologiens qui s'ouvrent le plus à cette exigence. Il est disciple de Rudolf Bultmann et de Dietrich Bonhoeffer; mais sa pensée reste surtout marquée par son contact approfondi avec la conception luthé­rienne de la foi. Historien de l'Église au début de sa carriere académique, il occupe aujourd'hui une chaire d'herméneutique et de théologie fondamentale à l'université de Zurich. Par herméneutique, il entend « la réflexion nécessaire pour revenir, en théologie, à un style de pensée sincere et net, tenant compte des conditions de notre temps » 1. Le theme fondamental de Gerhard Ebeling est la corrélation, prónée par la Réforme, entre Dieu, la Parole et la Foi. II essaie donc d'inter­préter la foi, non comme une vérité de raison innée, mais issue de l'écoute à partir de l'histoire, et précisément ainsi, comme la seule maniere, pour 1'homme, d'entrer en communion avec Dieu. Ce rapport, en méme

1 G. EBELING, Was heisst : Ich glaube an Jesus Christus?, dans le livre qui porte le méme titre, édité par Evangelische Landessynode in Württemberg, Stuttgart, 1968, p. 57. En ce qui suit, cet ouvrage sera cité par l'abréviation Jesus. Pour la christologie de G. Ebeling sont encore particulièrement importants les ouvrages suivants : – Das Wesen des christlichen Glaubens, Tubingue, 1959 (= Wesen; nous citons d'après l'édition en livre de poche Siebenstern, Munich-Hambourg, 19673), surtout les chapitres IV et V (ce livre vient d'être traduit en francais : L'Essence de la foi chrétienne, Paris, Seuil, 1970); – Wort und Glaube, Tubingue, 19673 (= Wort), en particulier les articles Jesus und Glaube (p. 203–254) et Die Frage nach dem historischen Jesus und das Problem der Christologie (p. 300–318) ; – Theologie und Verkündigung. Ein Gespräch mit Rudolf Bultmann, Tubingue, 19632 (= Theologie).
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temps à la foi et à l'histoire, est constitutif de la conception chrétienne de Dieu et trouve, sans aucun doute, son foyer dans la christologie. Aussi, pour Ebeling,

« c'est en christologie que se décidera la discussion entre la foi et la manière de penser historiquement qui est caractéristique des temps modernes. La réussite de la christologie dépend de ceci : deviendra­t-il clair, et de façon convaincante, qu'en Jésus, Dieu se soit révélé tel que la foi en Lui ne puisse plus jamais se passer de Jésus ? Cette conjonction de la relation à un phénomène historique déterminé et de la relation à Dieu fait la structure essentielle de toute confession christologique : vere Deus – vere homo ; et comme telle, pour un regard incroyant, elle a depuis toujours été scandale et folie » 2.

2 Theologie, p. 20.

Pourtant, ce dogme christologique de l'Église ancienne rencontre, à cause du changement intervenu à l'époque moderne dans la façon de comprendre la réalité, des difficultés qui ne s'étaient jamais présentées auparavant sous cette forme. La crise contemporaine de la foi y est intimement liée.

En vue d'exposer les traits principaux de la christologie de Gerhard Ebeling, nous commencerons par la situer dans le plus vaste contexte de la différence de précompréhension qui existe entre protestants et catholiques (I). Ensuite, nous traiterons de ce qui fait actuellement le problème fondamental de la christologie : aucun de ses présupposés traditionnels ne paraît évident aujourd'hui (II). Dans quelle direction faut-il chercher la réponse ? C'est la discussion entre G. Ebeling et R. Bultmann sur le programme de démythologisation comme inter­prétation existentiale, conçu par ce dernier, qui nous le dira (III). La réponse elle-méme consistera à renvoyer à une « christologie implicite », c'est-à-dire à cette expérience qualifiée où notre « étre-homme » se trouve confronté avec « l'homme » qui est Jésus (IV). Cette expérience doit étre à la base de toute « christologie explicite »; de celle-ci, nous ne traiterons que quelques thèses particulièrement importantes, concer­nant la foi de Jésus lui-méme et sa résurrection corporelle (V).


I.  ORIENTATION D'ENSEMBLE DANS LE CADRE DE LA DIFFERENCE
DE PRÉCOMPRÉHENSION ENTRE PROTESTANTS ET CATHOLIQUES

Vivant sous le signe du « dégel œcuménique » 3, nous pourrions étre enclins à penser avec quelque satisfaction que, dans la doctrine

3 Jesus, p. 59.

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sur Dieu 4 et en christologie 5, apparemment, it n'y a jamais eu de divergences confessionnelles fondamentales. La nouveauté doctrinale de la Réforme ne paraît concerner que « la doctrine sur l'appropriation du salut et, comme son centre, la façon de comprendre la justification » 6. Or, ces questions, pour le grand public, ne paraissent plus réellement pressantes aujourd'hui. On ne parvient plus guère à entrer dans le problème de Luther : « Comment puis je obtenir un Dieu miséricor­dieux ? ». D'où, l'impression que les divergences confessionnelles se dissipent progressivement et que peu de chose s'oppose encore à un accord.

4 Cf. Wort und Glaube, Zweiter Band : Beiträge zur Fundamentaltheologie und zur Lehre von Gott, Tubingue, 1969, p. 266 (cité ensuite : Wort II).

5 Cf. Jesus, p. 59.

6 Ibid.

G. Ebeling, cependant, cherche la voie d'une entente œcuménique dans une direction diamétralement opposée. Il essaie de saisir et d'é­clairer aver plus de précision les differences confessionnelles. Il lui semble nécessaire de repenser la manière de comprendre caractéristique de la Réforme quant à ses implications en matière de doctrine sur Dieu et de christologie; alors seulement, son sens veritable et adéquat se révélera. G. Ebeling parle même de la « signification, encore inépuisée jusqu'ici, de la Réforme pour l'avenir » 7. Au fond, dit-il, ce n'est que la Reforme qui « a donné cette compréhension de la foi en Jésus-Christ qui permet de considérer les problèmes issus de la pensée des temps modernes autrement que par la seule defensive » 8.

7 Ibid.

8 Ibid.

Dans la pensée de la Réforme, it s'agit tout d'abord négativement de reconnaître qu'aucune qualité créée, aucune réalisation morale si élevée soit-elle, ni aucune grâce créée ne peuvent suffire à nous assurer la communion avec Dieu. La majesté de Dieu est à ce point infinie et absolue, qu'Il ne pourrait même pas « de potentia absoluta » établir une créature en communion avec Lui uniquement sur la base d'une qualité créée propre à celle-ci.

Cette intuition de la Reforme trouve son fondement dans la doctrine de la grande tradition théologique dont – helas! – on n'avait jamais saisi la portee existentielle : la relation du créé à Dieu ne peut être réelle que du côté du creé; elle est totalement « unilaterale ». Car le

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fait d'être créé « à partir de rien »signifie que le monde, en sa réalité propre, n'est rien que relation « unilatérale »à un terme qu'on ne peut définir autrement que par le caractère total et exclusif de notre relation à lui. Dieu est celui « sans lequel rien ne peut étre ». Le monde ne peut être, en outre de son être créé totalement, le terme constitutif d'une relation de Dieu à lui : ce serait nier le fait qu'il est créé à partir de ríen.

Mais cette doctrine traditionnelle de la relation exclusivement  « unila­térale »de la créature à Dieu se révèle étre de loin la plus grande objec­tion qu'on puisse faire contre la foi ! Ne paraît-elle pas exclure toute possibilité de communion avec Dieu ? Serions-nous définitivement condamnés à une expérience de Dieu sous le mode de son absence, ne connaissant de Lui que ce qui se réfère à Lui en restant distinct de Lui ? Ne pourrions-nous pas réellement atteindre Dieu par la prière ? L'expérience « athée » de nos contemporains aurait-elle son cóté de vérité, révélant quelque chose du caractère transcendant de Dieu ?

Selon la pensée de la Réforme, le véritable sens du message chrétien ne peut pourtant se faire valoir que sur ce sombre arrière-plan de l'ex­périence d'un monde où il n'y a pas d'exception à cette absence de Dieu. Bien sûr, le message chrétien parlera quand même d'une relation réelle de Dieu au monde, mais non pas en ce sens, qui doit rester exclu, que le monde lui-méme en serait le terme constitutif. Un amour de Dieu pour nous ne peut étre énoncé que comme l'amour unique, infini et absolu dans lequel, de toute éternité, Dieu se tourne vers son Fils. Cet amour ne trouve donc pas sa mesure dans le monde, mais dans la divinité du Logos. Il ne peut pas étre discerné à partir de quelque qualité créée du monde, mais il doit lui être dit par la parole, et c'est dans la foi seule qu'il sera reconnu : Dieu seul ne vient que par la parole seule, pour la foi seule.

Pour pouvoir affirmer que l'homme peut être en communion avec Dieu, il faut donc une compréhension trinitaire de Dieu. Ce nest qu'en étant assumés dans le rapport du Fils au Père que nous avons accès à Dieu; hors de cette relation, aucune communion de l'homme avec Dieu n'est possible. Or, pour avoir cette compréhension, la foi chré­tienne se sait dépendante absolument et en permanence de l'homme ­Jésus. Croire en lui comme Fils de Dieu, c'est se savoir aimé de Dieu avec lui et à cause de lui; et on ne le sait que par lui.

Ainsi done, l'intuition positive de la Réforme consiste en ceci :l'amour que Dieu a pour nous – précisément parce qu'il ne dépend

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d'aucune condition terrestre, mais qu'il a sa mesure uniquement dans l'éternel Vis-à-Vis de Dieu lui-même – cet amour est vraiment súr, mais de manière à n'être accessible qu'à la foi elle-méme, grâce à la parole seule.

Aussi longtemps que I'amour de Dieu pour nous est présenté comme dépendant de conditions que nous devrions remplir à partir de nous ­mêmes, nous ne pourrions pas compter plus sur Lui que sur nous ! Ce serait une contradiction en soi. D'ailleurs, en ce cas, I'amour de Dieu pour l'homme ne pourrait libérer celui-ci pour qu'il accomplisse des œuvres réellement bonnes. Les œuvres vraiment bonnes, pour la Réforme, sont uniquement celles où l'on se trouve, du fait d'être aimé de Dieu inconditionnellement, libéré du propos fallacieux de se justifier soi ­même devant Dieu par les œuvres; où donc on est devenu libre pour rendre justice à la réalité du monde : les œuvres ne peuvent servir et ne sont bonnes qu'à cela. Rendre justice à Dìeu, selon la Réforme, on ne peut le faire que par la foi seule où l'on accepte d'être aimé de Dieu, et non par les œuvres. Mais d'autre part, cette foi ne peut exister sans les bonnes œuvres, de méme qu'on ne peut empêcher le feu de luire et de chauffer. En excluant que l'on se fie à ses œuvres devant Dieu, la Réforme veut, en réalité, défendre la cause des vraies bonnes oeuvres 9 .

9 Cf. G. EBELING, Lutherstudien, Band I, Tubingue, 1971, p. 278.


« Car la foi, en tant qu'elle signifie qu'on est aimé, libère l'homme de I'amour de soi. Qui est aimé tellement qu'il est aimé de Dieu, n'a plus besoin de s'aimer soi-méme; il est donc libéré de cette perversion de l'amour. C'est pourquoi il a la liberté d'aimer son prochain. Mais tout ceci : atre libéré de I'amour de soi, étre libre pour I'amour du prochain, West qu'une conséquence, et non le fondement. Ce sont des actions de puissance de la foi, et non la puissance de la foi elle même. 'Ainsi – dit Luther – la foi demeure acteur, et la charité demeure son action' » 10.
10 Wesen, p. 132; cf. Weimarer Ausgabe, 17, 2; 98.

Cet enseignement ne doit pas étre confondu avec la doctrine de la foi fiduciale qu'on a coutûme d'attribuer à la théologie de la Réforme. Il s'agit précisément de ne pas se fier au degré de sa propre foi subjective en place de son objet qui est l'amour du Père pour le Fils. Foi-confiance, oui, mais elle n'est nullement sans objet dogmatique, puisqu'elle pré­suppose les mystères de la Trinité divine et de l'Incarnation.

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Au terme de ce premier aperçu, il apparaît déjà clairement pourquoi, dans la pensée réformée, tout s'attache à la vraie divinité de Jésus-­homme. Ce n'est que par elle que l'homme est justifié devant Dieu. Elle consiste en ce que Jésus, comme Fils, est celui que Dieu aime originairement et de toute éternité. Pour nous, être aimé de Dieu ne peut signifier qu'être-aimé-avec-Jésus-Christ; autrement, on priverait Dieu de sa divinité. Toute intelligence théologique dépend done, aussi pour G. Ebeling, de ce que l'on confesse à propos de Jésus : «vrai Dieu, vrai homme » 11. Mais il nous faut passer maintenant aux diffi­cultés que suscite, contre ces expressions, la manière de penser « his­toriquement », cette caractéristique des temps modernes

11 Wort, p. 202.


I.   LE PROBLÈME DE LA CHRISTOLOGIE

1.  L'Église se réclame de Jésus-Christ. C'est pourquoi, pour une large part, la théologie fondamentale classique a estimé devoir fonder la légitimité de l'annonce de la foi aujourd'hui sur la preuve historique du fait que «Jésus aurait fondé l'Église et que, en vertu de son autorité, il lui aurait délégué de l'autorité » 12. Or ce « schéma de la délégation d'un pouvoir présuppose une autorité déjà reconnue, sur laquelle on pourrait s'appuyer pour prouver également l'autorité qui en dérive. Mais l'Église ne peut pas présupposer qu'on ait déjà reconnu l'autorité de Jésus; c'est plutót précisément sa tâche de faire valoir l'autorité de Jésus » 13. Aussi, selon G. Ebeling, ne peut-il suffire de « penser que l'Église serait légitimée s'il y avait eu des actes explicites par les­quels Jésus l'aurait fondée, et que pour cela il faudrait simplement essayer de trouver des déclarations par lesquelles Jésus aurait décrété et organisé l'Église » 14. Semblable procédé, non seulement est insuffi­sant, mais contredit totalement la structure méme de l'autorité spé­cifique dont il s'agit dans la perspective chrétienne. On s'en aperçoit, si l'on essaie de pousser le procédé jusqu'à son terme.


12 Theologie, p. 95.

13 Ibid.

14 Ibid.


La théologie fondamentale classique prétend, en effet, dans une seconde démarche, fonder aussi l'autorité de Jésus lui-méme sur une preuve historique : s'est-il compris lui-méme comme Messie? – la résurrection est-elle un fait historique? – trouve-t-on dans l'activité


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de Jésus encore d'autres faits objectivement constatables qui prouve­raient qu'il est le Fils de Dieu? Contre de pareils essais de démonstration, on devra malheureusement objecter :
« ils heurtent la logique du jugement historique. Une conscience messianique ne prouve nullement qu'on est vraiment le Messie. Et la résurrection, non point au sens d'une réanimation transitoire, mais – comme le kérygme l'entend – en un sens eschatologique, n'est pas, par définition même, un fait historique. L'essai d'une preuve historique du fait que Jésus est le Fils de Dieu effacerait la différence qui existe entre l'idée de filiation divine qu'on rencontre dans l'his­toire des religions et le sens que lui donne le kérygme en l'attribuant à Jésus » 15.

15 Ibid., p. 54.

Bien que la résurrection concerne une personne historique et que le témoignage qu'on en donne soit historique 16, elle-même n'est pas un fait historique dont la réalité pourrait étre constatée, abstraction faite de la foi. C'est au contraire dans la foi seule, par plénitude de l'Esprit Saint, que la résurrection pourra étre reconnue.
16 Cf. Wesen, p. 59.

Ainsi s'impose une première conclusion. Si la foi chrétienne se réclame du Jésus de l'histoire, ce ne peut être selon la structure qui nous est offerte par la théologie fondamentale classique. Le véritable problème herméneutique en christologie est de déterminer quelle est, par rapport à nous-mêmes, aujourd'hui, « la relevance »du Jésus de l'histoire. Quelles seront les conséquences pour une justification de la foi, s'il s'agit :

« non d'une doctrine fixée ni d'une loi ni d'un livre de révélation, mais bien de la personne de Jésus lui-méme en tant qu'il est la parole de Dieu faite chair et autorisant 1'Évangile, l'événement d'une parole autoritative de la foi : c'est donc lui-méme qui est celui en qui nous avons tout ce qui est à transmettre; et avec lui, c'est l'Esprit Saint en tant que présence de Dieu dans la parole proclamée, créatrice de la foi » 17.

17 G. EBELING, Wort Gottes und Tradition. Studien zu einer Hermeneutik der Konfessionen, Gœttingue, 1964, p. 142 (= Tradition).

Ce problème du rôle du Jésus de l'histoire pour nous aujourd'hui est maintenant à considérer plus en détail à partir des deux pôles qui y sont liés dans un méme événement, à savoir le Jésus de l'histoire (voir : 2) et nous (voir : 3).
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2.  Lorsqu'on veut se réclamer du Jésus de l'histoire, les données de la christologie traditionnelle rendent « fort difficile la saisie de l'accord entre l'humanité historique de Jésus et ce que la foi nous en dit ».

«  Apparemment en effet, on nous presse de penser d'un homme réel tout ce qui contredit l'expérience de la condition humaine réelle; et de reconnaître comme fait historique ce que nous ne pourrions accepter comme tel dans aucun autre récit historique. [...] Le choc crucial se produit déjà par cet énoncé dont on affirme depuis toujours que c'est sur lui que la foi au Christ repose : à savoir que le troisième jour après la crucifixion il est ressuscité des morts et, par son ascension, pour ainsi dire, toute sa vie est parvenue à son but, à son achèvement ou plutîot à sa poursuite éternelle. Et de même que le récit historique s'étend ici au delà de la mort – en contradiction avec l'essence même d'un récit historique –, il sait encore, à ce qu'on en prétend, nous informer de la préexistence avant la naissance. De ce côté également il déborde donc les limites de ce qu'est un récit historique. Lorsque le dogme chrétien juxtapose à l'énoncé 'vrai homme' cet autre énoncé 'vrai Dieu', malgré toutes les assurances solennelles que ces deux affirmations valent sans se confondre, il n'apparaît pas immédiatement comment en vérité il peut encore être question d'un homme réel. L'impression que nous donne l'image dogmatique du Christ est plutôt celle d'un être céleste sons forme humaine et non pas celle d'un homme de chair et de sang comme nous » 18.

18 Wesen, p. 42 s.

La christologie traditionnelle estimait d'une certaine façon pouvoir présupposer la deuxième personne de la divinité comme une valeur déjà connue de par ailleurs; elle affirmait seulement ensuite que cette personne était devenue homme (cf. le Credo). La christologie paraissait ainsi immédiatement intelligible. Mais, puisque l'on partait du « vere Deus »comme de ce qui est certain en première instance, le « vere homo »était mis en danger 19.  Malgré ses protestations en sens con­traire, la christologie orthodoxe ne peut étre aisément lavée du soupçon de docétisme 20. La manière dont, en elle, on postule des conséquences jusqu'en psychologie et physiologic pour la nature humaine du Christ, offre « – on ne peut que le regretter – suffisamment d'exemples prou­vant qu'une tendance crypto-docétiste est propre à la christologie orthodoxe » 21.

19 Cf. Theologie, p. 23 s.

20 Ibid., p. 23.

21 Ibid., p. 24; à comparer, par exemple, le décret du S. Office, du 5 juin 1918, De scientia animae Christi (DENZ-SCH., 3645–3647).

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On peut se demander si ce n'est pas, au contraire, la vraie humanité de Jésus qui doit étre considérée comme le critère rigoureux de l'in­telligence correcte des formulations de foi christologiques. En ce cas, le « vere homo » devient constitutif pour la compréhension du « vere Deus », et l'on ne peut présupposer acquise la connaissance de la « deu­xième personne de la divinité ». Cela signifie

« Si l'on s'en tient au point de vue historique, Jésus n'entre en considération – apparemment en contradiction avec le dogme christo­logique – que comme homme, sans qu'il y ait encore quelque place pour des assertions d'un autre genre. Et du point de vue dogmatique, on ne peut changer postérieurement les assertions d'ordre historique. Il ne reste alors que ce choix : ou bien réduire les assertions dogma­tiques à ce qu'on peut dire au niveau historique de Jésus » – et en ce cas la foi cesserait d'ètre – « ou bien interpréter les assertions dogmatiques de manière à ce qu'elles n'entrent pas en concurrence avec les assertions historiques. Mais alors, on ne peut éviter que le Jésus historique n'exerce une fonction éminemment critique par rapport à la forme traditionnelle de la christologie. Car le 'vere homo' devra désormais étre entendu de manière à ce qu'il se maintienne dans les limites de 1'historique (et donc de ce qui est historiquement possible). Et le 'vere Deus' doit s'entendre de manière à ne pas infirmer cette compréhension, qu'on vient de décrire, du 'vere homo' » 22.

22 Wort, p. 304 s.

Comme it faudra encore le démontrer, les limites de l'historique et donc de ce qui est historiquement possible excluent qu'une réalité d'ordre divin soit comme telle accessible et donc « démontrable »à nos sens. De méme, la mort est « la limite des assertions historiques », et la façon dont la réalité se comprend dans les temps modernes ne permet pas d'exceptions à cela, même s'il s'agit du Jésus historique 23. La résurrection devra en conséquence être comprise de telle façon qu'il n'y ait pas, à côté du Jésus historique, un Christ glorifié, mais que le Jésus historique, en tant que crucifié, soit le Seigneur glorifié 24. L'homme historiquement bien déterminé qu'est Jésus, « qui est né en Palestine sous l'empereur Auguste, qui s'est manifesté en public sous son successeur Tibère, qui a été mis à mort par le procurateur de ce dernier, Ponce Pilate » 25, bref, le Jésus « que vise l'historien » 26, est le donné fondamental de la christologie. « Il ne faut pas prétendre

23 Ibid., p. 304.

24 Cf. Wort, p. 15.

25 Jesus, p. 45.

26 Wort, p. 303.

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comprendre ce que signifie 'vrai Dieu', si l'on ne le comprend pas en regardant celui qui est humilié » 27.

27 Jesus, p. 61.

3.  Si la comprehension trinitaire de Dieu « qui garantissait la personne du Fils de Dieu avant son incarnation » 28 n'est plus apte à constituer une condition préalablement assurée pour l'intelligence de la christo­logie, « l'idée universellement reçue d'une conviction théiste » 29 con­stituait, du moins jusqu'à present, le presupposé naturel pour y accéder. Jadis, et même encore aujourd'hui dans les endroits où la manière de penser historiquement, qui est caractéristique des temps modernes, n'a pas encore pénétré, la foi générale en Dieu pouvait apparaître comme quelque chose de plus facile que la foi en Jesus-Christ qui la présupposait 30. Le fait que cette évidence aussi appartient désormais au passé constitue aux yeux de G. Ebeling « le changement le plus radical en problématique christologique, même si l'on ne se l'avoue qu'en hesitant » 31. L'attitude de ceux qui acceptent d'être confrontés avec cette mise en question du discours sur Dieu et qui « tiennent compte du fait qu'une partie considérable de nos contemporains doit sincèrement avouer : nous n'arrivons pas à comprendre ce dont it est vraiment question lorsqu'on parle de Dieu »32, cette attitude peut même paraître téméraire à certains autres parmi nos contemporains 33. Pourtant, pour L'amour de la vérité, it faut que la question Que signifie : je crois en Jesus Christ ? soit envisagée de telle manière que, « pour ainsi dire, it ne soit pas permis de présupposer quoi que ce soit comme connu et reconnu » 34.

28 Ibid., p. 70.

29 Theologie, p. 25.

30 Cf. Jesus, p. 71; Wesen, p. 40, 67; Wort, p. 350.

31 Cf. Theologie, p. 24.

32 Wort, p. 373.

33 Cf. Wort II, p. 97.


34 Jesus, p. 41.

Devant cette problématique même de la doctrine sur Dieu, les théo­logiens multiplient actuellement les essais, cherchant, ou bien à la prendre « sous garde christologique » 35 et à ne parler de Dieu qu'en présupposant déjà la christologie, ou bien même à renoncer à une doctrine sur Dieu et à se contenter de Jésus seul, ce qui donne une christologie sans Dieu. Dans le premier cas, la foi ne peut étre justifiée devant le non-croyant. Dans le second cas, la christologie devient une

35 Ibid., p. 71.

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contradiction en soi, si par ailleurs il est certain que tout vrai rapport à Jésus doit être, par principe, déterminé par la foi; et la foi, de par son essence, s'adresse à Dieu.

Face à ces essais, est-il loisible de renouveler le propos de la doctrine classique des « præambula fidei »et de proposer une théologie naturelle avant d'inaugurer la prédication chrétienne? En ce cas, Jésus – malgré sa propre revendication – « ne serait pas celui qui est là pour les sans ­Dieu » 36. Il ne serait pas le pain pour les affamés et le médecin pour les malades 37. Son message ne serait intelligible que pour ceux qui auraient déjà été amenés, par une autre voie, à la foi en Dieu. Ainsi, le cercle des destinataires du message chrétien proprement dit se trou­verait restreint de manière inadmissible.

Pour G. Ebeling, ce ne peut étre une doctrine sur Dieu qui soit la condition d'intelligence de la christologie, comme si « l'on devait intro­duire, par manière d'étiquette explicative, quelque représentation de Dieu à déterminer d'avance» 38. On devra s'appuyer, au contraire, sur une expérience qui ne soit pas seulement accessible d'emblée à tout homme capable d'être interpellé, mais qui soit méme identique à son être-homme. Et ce ne sera que par la confrontation avec cette expé­rience, qu'il sera possible de faire valoir la revendication de Jésus­Christ. Il s'agit, dans cette expérience, d'un étre-concerné-par-Dieu qui,  «même s'il a toujours été mésestimé d'une façon ou d'une autre, est en définitive identique avec l'être-homme » 39. Car « si l'on ne peut interpeller tout homme à partir du fait qu'il est depuis toujours con­cerné par Dieu et dans la mesure où il l'est, la foi en Jésus, elle aussi, ne pourra jamais le concerner » 40. La foi chrétienne ne peut étre intelli­gible que si l'homme – interprétant la réalité qui le concerne de manière religieuse ou non – se trouve en tout cas confronté à une expérience « se rapportant à ce que signifie le mot 'Dieu' » 41. Cet état de reven­dication par la réalité du monde renvoyant à Dieu, la théologie de la Réforme l'appelle l'expérience de la « Loi », qui est l'arrière-plan nécessaire pour comprendre I' « Évangile ». On ne postule pas une expérience immédiate de Dieu à côté de l'expérience du monde, mais

36 Theologie, p. 25.

37 Cf. Wort II, p. 377.

38 Theologie, p. 85.

39 Jesus, p. 71 s.

40 Ibid., p. 70.

41 Wort 11, p. 206.

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il faut apprendre à concevoir l'expérience du monde comme une expé­rience de Dieu sous le mode de son absence. Le fait d'être créé pour le monde, en raison de quoi tout ce qui existe a affaire à Dieu, nest pas une sorte de qualité surajoutée : il coincide avec l'être profane du monde lui-méme. Dans cette perspective, le seul présupposé requis pour l'intelligence du message chrétien est l'homme réel lui-même en son monde. Sa propre précarité même est son être-concerné par Dieu depuis toujours. Pour expliquer comment Jésus-Christ peut devenir le fondement de notre foi,

« il faudra parler de ce qui, chez l'homme – pour qui le Christ veut étre le fondement de sa foi –, s'y oppose et se présente, en méme temps, comme une indigence qui tend les bras vers lui, méme si, apparemment, ces bras n'exécutent qu'un geste résigné de refus ou mon­trent des poings menacants. Car c'est précisément ce sujet en opposition qui constitue l'objet vers lequel le Christ, en étant le fondement de la foi, se tourne » 42.

42 G. EBELING, Erwägungen zu einer evangelischen Fundamentaltheologie, dans ZThK, t. 67 (1970), p. 515.

Voilà donc, en résumé, le problème de la christologie : de méme qu'on ne peut, en christologie proprement dite, présupposer déjà acquise la doctrine trinitaire, car il faut à partir de la réelle humanité de Jésus comprendre ce qu'est sa filiation divine, de même tout homme, en tant que destinataire du message chrétien, ne doit pas étre interpellé à partir d'une doctrine sur Dieu que l'on présupposerait, mais à partir de sa propre réalité, dans laquelle s'effectue, antérieurement à toute doctrine, son être-concerné-de-Dieu. Si elle veut respecter son objet, la christologie doit s'attacher à ces deux pôles, « au Jésus de l'histoire et à notre propre réalité » 43, et ne s'en séparer à aucun prix. Si, dans l'événement du salut, il s'agit de la rencontre entre l'homme réel Jésus et l'homme réel qu'on est soi-même, l'un et l'autre, mais seulement ensemble, sont « critére de la christologie » 44. C'est ensemble seulement que l'être-homme réel de Jésus (et ainsi sa filiation divine) et notre réel être-homme (et ainsi notre rédemption) se révèlent en christologie.

43 Wort, p. 207.

41 Ibid., p. 301.

III.   DEMYTHOLOGISATION ET INTERPRETATION EXISTENTIALE


Rudolf Bultmann s'est efforcé de répondre au problème de la chris­tologie dans les conditions nouvelles de compréhension des temps

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modernes, par son programme de « démythologisation »par le truche­ment de l' «interprétation existentiale ». « Démythologisation »signi­fie pour le moins que Jésus ne peut pas étre compris comme un mes­sager de dieux venant d'un au-delà, mais qu'il est un homme réel. Et l' «interprétation existentiale »souligne le fait que le message chrétien est à expliquer en tant qu'il nous concerne dans notre condition réelle d'hommes. Il y aura donc, dans la maniére de poser les questions, une parenté de fond entre R. Bultmann et G. Ebeling. Ce dernier l'a d'ail­leurs mise en évidence de maniére explicite dans son livre Theologie und Verkündigung. Ein Gesprdch mit Rudolf Bultmann. Comparer les deux positions peut aider à mieux cerner le point décisif. Nous allons présenter d'abord l'arriére-plan du probléme (voir : 1), puis nous mon­trerons comment, à partir d'une démythologisation, il s'avère nécessaire de revenir de maniére nouvelle au Jésus de l'histoire (voir : 2); enfin, nous expliquerons comment l'interprétation existentiale doit être radi­calisée en vue de notre propre être-homme réel (voir : 3).

1.  R. Bultmann avait appelé « mythologique »toute représentation dans laquelle « ce qui n'est pas du monde, le divin, apparaît comme étant du monde, humain, et ce qui appartient à l'au-delà comme étant d'ici-bas » 45. Dans la pensée mythologique, Dieu et le monde se trouvent subsumés sous le méme concept de réalité, ce qui revient finalement à une sorte de monophysisme qui veut effacer les frontiéres de l' « his­toriquement possible ». Par sa tendance à confondre les plans, la pen­sée mythologique contredit le vrai sens du dogme christologique. Ebeling nous l'explique :


45 R. BULTMANN, Neues Testament und Mythologie, dans Kerygma und Mythos, éd. par H.W. BARTSCH, Hambourg-Volksdorf, 1948, p. 22; à comparer avec la défi­nition que G. Ebeling donne de la « compréhension surnaturaliste »de la réalité où « ce qui est créature et ce qui est divin, ce qui est d'ici-bas et ce qui appartient à l'au-delà, le terrestre et le céleste font – malgré bien des restrictions – un seul espace de réalité cohérent et fermé avec toutes sortes de passages d'un secteur à l'autre »(Jesus, p. 54)
« Dans une schématisation superficielle d'égarements christologiques possibles, on a souvent estimé que c'était tantôt l'être-homme, tantôt l'être-Dieu du Christ qui était réduit. Mais à penser plus rigoureusement, le 'vere Deus – vere homo' doit être expliqué de telle sorte qu'une réduction de l'un soit, eo ipso, une réduction de l'autre. En diminuant l'être-homme réel on n'accentue pas d'autant plus l'être-Dieu réel (ni vice-versa), mais l'on corrompt également l'affirmation de la divinité réelle, méme si cette diminution se présente sous l'appa-

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rence d'affirmations superlativisées en un sens contraire. Le critère d'une explication adéquate du dogme christologique consiste en ceci : tenir que les erreurs christologiques n'ont pas la structure d'un 'trop peu' d'un côté et d'un 'trop' de l'autre, et que la compréhension correcte ne consiste pas à trouver une valeur moyenne entre les extrêmes. Le 'vere Deus' garantit le 'vere homo', et inversement. De même, le 'vere Deus – vere homo' n'est compris correctement que s'il met en valeur la vraie distinction existant entre Dieu et l'homme – à l'opposé de ce que l'on trouve dans des analogies mythologiques de l'an­tiquité qui ont précisément comme caractéristique d'estomper la différence entre Dieu et l'homme. S'il est vrai que la pensée historique des temps modernes nous force à saisir de façon plus nette le 'vere homo', ce serait un test de réussite pour la démarche christologique si, de ce fait, le 'vere Deus', loin d'être mis en question, était également saisi de façon plus nette » 46.

46 Theologie, p. 24; c'est moi qui souligne.

Dans la pensée mythologique, par contre, Dieu est représenté comme un « morceau de réalité mondaine »agrandi à l'infini 47, donc un être donné comme un objet, constituant une partie de l'ensemble de la réalité et qui ne s'ajoute au reste du monde que comme un complément.

47 Wesen, p. 84.

Pour notre maniere moderne de comprendre la réalité, les textes néotestamentaires, et surtout les Évangiles, ont une résonance mytho­logique. Ce n'est pourtant pas leur sens originaire. C'est pourquoi la tâche d'interprétation ne peut pas consister simplement à éliminer des éléments qui paraissent mythologiques (comme la naissance vir­ginale, les récits de miracles, la descente aux enfers et l'ascension au ciel), pour ne s'en tenir qu'à un noyau qui persisterait à travers la variété des conceptions que l'on se fait du monde 48. La relation entre le contenu du message chrétien et son interprétation en un temps donné ne peut pas être celle qui existe entre l'amande et l'écale, car le contenu du message chrétien ne peut se faire valoir que moyennant son interprétation respective et n'a pas d'existence isolée à côté d'elle.

48 Cf. Jesus, p. 107 (dans le protocole de la discussion).

La manière dont les affirmations christologiques sont nées peut éclairer cela davantage. Le christianisme primitif a trouvé tous les titres christologiques «dans le monde environnant. Ils y étaient des symboles mythiques, dans lesquels on pouvait exprimer – différemment selon la manière de comprendre la réalité qu'on adoptait comme base – l'attente d'un salut » 49. Toutefois, lorsque ces titres furent détachés


49 Jesus, p. 48.

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de leur contexte traditionnel et appliqués à Jésus, leur interprétation fut radicalement transformée. Ce n'était que sur l'arrière-fond de leur emploi en dehors du christianisme et en les distinguant de cet arrière­fond qu'on pouvait éclairer le sens nouveau qu'on leur donna. En déclarant que « le Fils de Dieu est Jésus », on pouvait porter témoignage à jésus contre toutes les représentations de filiation divine qui avaient déjà existé auparavant. Revendiquer pour le Jésus de 1'histoire ce titre préexistant, c'était done, aux origines, une oeuvre de démythologisation.

A une époque plus tardive et de civilisation chrétienne, cet arrière­fond disparut. L'idée d'un Fils de Dieu ne persista que comme idée chrétienne. Pour enseigner à confesser Jésus, il fallait communiquer en méme temps 1'idée de filiation divine qui n'existait plus ailleurs « Il y a un Fils de Dieu, à savoir Jésus » 50. Au lieu de la démytholo­gisation primitive, on exigeait de la sorte une certaine remythologisation. Ainsi « devait naître l'impression que l'acceptation de pareils éléments de représentation était précisement l'acte de foi qui était demandé » 51. Toutefois, si l'on veut évaluer cet état de choses, il faut tenir compte du fait qu'en période de civilisation « christianisée », la manière de comprendre la réalité « surnaturellement »ne distinguait pas avec netteté l'image de la réalité.

50 Ibid.

51 Ibid.; cf. Theologie, p. 47.

« Il est bien súr qu'on se représente la descente aux enfers et la montée au ciel comme un mouvement dans l'espace. Mais le réalisme avec lequel on se figure tout cela est de nature symbolique et done tout différent du nôtre. C'est pourquoi cette maniére de penser n'est pas simplement aberrante autant qu'elle nous paraît l'étre lorsque – ce qui est vraiment aberrant – nous la transposons, sans l'inter­prétation nécessaire, daps le contexte de notre manière de comprendre la réalité. Mais pour nous, elle appartient au passé. Il n'y a pas lieu de le mettre en doute » 52.

52 Jesus, p. 54 s.

La transposition, sans interprétation, de cette autre manière de comprendre la réalité dans un nouveau contexte pourrait étre comparée au regard qui considérerait l'arrière-fond doré d'une miniature médiévale, soit comme la reproduction exacte d'une réalité historique – comme si le Jésus de l'histoire lui-méme avait vécu sur un arrière-fond-en-or –, soit inversement, et à partir du même malentendu, comme une fal­sification inadmissible. Il s'agirait plutôt de se demander quelle réalité
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tout autre devait être exprimée, de manière symbolique, par cet arrière­fond; et en outre, cette autre réalité devrait étre comprise de façon à ce qu'elle ne contredise pas la réalité historique de Jésus.

Si aujourd'hui nous tentons de dégager, par notre interprétation, le sens originaire du message chrétien, cela n'a de sens et n'est justifié qu'à une condition : c'est que l'affaire n'en restera pas à une interpré­tation uniquement historique, qui ne nous dirait que ce que l'on a pensé jadis. Il s'agira plutôt de faire appel à des constantes de l'être-­homme comme arrière-plan de compréhension 53 sur lequel aujourd'hui encore peut se faire valoir la nouveauté, par rapport à toute histoire, du message chrétien. C'est pourquoi la démythologisation en appelle à l'interprétation existentiale. D'après G. Ebeling, le but parfaitement orthodoxe de tout le travail théologique de R. Bultmann consiste à exposer, dans la proclamation de l'activité salvifique de Dieu en Jésus-­Christ, la relation à l'histoire et la relation à Dieu ensemble et sans amoindrir ni l'une ni l'autre 54. On peut néanmoins se demander si Bultmann s'est acquitté de cette tâche de façon convaincante 55. Dans la critique de G. Ebeling à l'endroit de Bultmann, qui à première vue mène à un désaccord, il s'agit en réalité de sauvegarder l'intention originaire de ce dernier 56.

53 Cf. ibid., p. 48.

54 Cf. Theologie, p. 25.

55 Cf. ibid., p. 26; Wort, p. 136.

56 Cf. Theologie, p. 31.

2.  R. Bultmann, dans son programme de démythologisation, avait voulu mettre en vedette la distinction entre le Jésus de l'histoire et ce que la foi affirme de lui, en mettant l'accent, quant au Jésus de l'histoire, sur le seul « fait »(Dass) de son existence, tandis que son « quoi et comment » (Was und Wie) restait pour lui sans intérêt. Il voulait ainsi exclure l'essai de « légitimer »la vérité de la foi – qui en réalité n'est accessible qu'à la foi seule – et la tentative de revenir en-deçà du kérygme moyennant une « interprétation psychologisante de Jésus ». En cela, G. Ebeling se trouve en accord avec l'intention de Bultmann : «les preuves de la foi », dit-il, « ne pourraient que détruire la foi » 57, car une foi démontrée nest plus la foi. Les assertions de la foi à propos de Jésus échappent – cela, on peut le prouver –, dans leur sens authen­tique, à tout jugement humain et terrestre; de cela même dépend la possi­bilité de les comprendre comme des assertions de foi. Déjà Bultmann

57 Ibid., p. 29.

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lui-même avait dit que la non-démonstrabilité est le critère qui garantit l'annonce de la foi chrétienne contre le reproche d'être mythologie 58.

58 Ibid.; cf. R. BULTMANN, op. cit., p. 48.

Pourtant, à y regarder de plus près, si Bultmann parle du simple «fait », cela ne relève pas vraiment de l'aspect historique comme il le donne à penser; selon Ebeling, « la racine en est plutót le discours sur Dieu » 59. Le « fait »d'un phénomène historique ne peut être connu que dans la mesure où l'on connaît également son « quoi et comment ». Par contre, la communication que Dieu fait de Lui-méme à une réalité historique peut étre annoncée comme un « fait », mais il n'est pas pos­sible de la déployer en un « quoi et comment ». Ceci a toujours été inculqué par la tradition, et surtout par la « théologie négative ».

59 Theologie, p. 68.

Se cantonner à ne parler que du «fait » n'est vraiment légitime que là où il s'agit d'un « caractère événementiel, non constatable ni démon­trable, communicable seulement par la parole et qui ne peut être accepté que par la foi seule » 60.

60 Ibid.

La première conclusion en est qu'on ne peut traiter du « fait »
du Jésus de l'histoire que dans la mesure où l'on essaie également de con­naître son « quoi et comment ». Sinon, il deviendrait lui-méme un mythologoumenon abstrait :

« Si la personne, sur laquelle repose le kérygme, n'était d'aucune manière déterminable dans son historicité concrète, si la référence du kérygme à Jésus reposait, par conséquent, exclusivement, sur des affirmations pour la compréhension desquelles Jésus lui-même ne serait qu'un chiffre insignifiant par lui-même et occasionnel et donc n'aurait aucune importance, alors le kérygme – si d'ailleurs il peut encore être kérygme – serait un pur mythe » 61.

61 Ibid., p. 63.


Précisément le programme de démythologisation force, d'après G. Ebeling, à prendre au sérieux la question de savoir quel appui la foi en Jésus trouve dans le Jésus de l'histoire 62. Cette question peut résumer toute la christologie de G. Ebeling. Certes, le kérygme « ne parle pas de Jésus en tant que phénomène historique, dans un intérêt d'ordre historique. Mais il parle de Dieu en référence à Jésus qui était un phénomène historique » 63. Aussi doit-on contredire avec fermeté
62 Cf. Wort, p. 311.

63 Theologie, p. 62.
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la conception de Bultmann, d'après laquelle il ne serait pas permis de rechercher ce qui précède le kérygme primitif.

«Dresser ici des tableaux d'interdiction ou déclarer que le kérygme, par principe, ne peut étre touché par de pareilles questions, ce serait imputer au kérygme de ne pas prendre au sérieux le fait qu'il nomme Jésus et d'avoir peur de la lumière d'un discours raisonnable pour le motif que le nom de Jésus devrait demeurer obscur » 64.

64 Ibid., p. 64.

En réalité, le kérygme veut « non pas négliger le Jésus de l'histoire mais le faire valoir et lui seul » 65.

65 Ibid.


Certes, il ne peut s'agir de chercher derrière le kérygme des « faits objectivés », mais de chercher « ce qui s'est révélé en parole » 66 et qui, pour cela, sera donc de telle nature qu'on ne puisse que le croire sur la base de la parole. Le soi-disant échec de l'investigation biographique à propos de Jésus ne contredit pas cela, mais il nous rappelle seulement « que la manière de poser les questions doit étre mieux adaptée à l'objet dont il s'agit » 67. Les sources néotestamentaires ne permettent pas d'envisager une biographie à interprétation psychologique expliquant la marche des événements; du reste, le but de la vie de Jésus était autre. «Pour savoir ce qu'est un homme déterminé, il faut considérer par quoi il est concerné et ce qu'il revendique » 68. Quant au Jésus de l'his­toire, il faut doce examiner comment, en lui, la foi s'est révélée en parole et comment il dépend lui-méme de la foi, pour qu'il puisse étre compris 69. Tout cela requiert qu'on prenne radicalement au sérieux le Jésus de l'histoire. La manière adéquate de poser des questions concernant le Jésus de l'histoire visera ce qui s'est révélé en lui, c'est-à-dire cette con­nexion intime entre Jésus et la foi qui fait que « celui qui a affaire au Jésus de l'histoire a affaire à celui à partir duquel et par rapport à qui la foi naît » 70.

66 Ibid., p. 56 : « was zur Sprache gekommen ist ».

67 Jesus, p. 57.

68 Ibid.
69 Cf. Wesen, p. 41.

70 Wort, p. 208.

« La christologie ne serait dès lors rien d'autre que la transmission interprétative de ce qui s'est révélé en parole, en Jésus. Le Jésus de l'histoire, à le bien comprendre, ne serait alors simplement rien d'autre que Jésus lui-méme. La légitimation de la foi en Jésus – et il s'agit

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de cela en christologie – consisterait en ce que la foi serait cette rela­tion à Jésus qui correspond au Jésus de l'histoire parce qu'elle corres­pond à ce qui s'est révélé en parole, en lui » 71.

71 Ibid., p. 308.

Évidemment, cette corrélation positive ne peut étre reconnue qu'à l'intérieur de la foi. Toutefois, avant méme la décision pour la foi, il relève de la raison d'admettre – en négatif – qu'on ne peut rendre justice à Jésus par aucune autre prise de position.


Les assertions christologiques, d'après ce que nous venons de dire, sont a comprendre en ce sens qu'elles n'ajoutent rien au Jésus de l'his­toire mais qu'elles ne font qu'expliquer «qui est Jésus en tant que fondement de la foi » 72. Par là, on vient à nouveau de nommer l'un de ces deux critères connexes qui sont nécessaires pour bien comprendre ce qu'on dit en christologie. Il importe absolument, pour G. Ebeling, que ceci soit bien clair

« en Jésus lui-méme, et sans qu'il soit nécessaire de recourir à de nouveaux événements de caractère historique et surnaturel, on peut trouver tout fondement pour le fait que et la mesure dans laquelle ce qui s'est révélé en Jésus continue de l'être encore aujourd'hui. II faut même formuler ce principe : même en christologie dogmatique, on ne doit rien affirmer de Jésus qui ne trouve son fondement dans le Jésus de l'histoire et ne se limite à énoncer qui est le Jésus de l'histoire » 73.

72 Jesus, p. 52.

73 Wort, p. 311; cf. Theologie, p. 63.


A l'encontre de l'idée pseudo-orthodoxe qui essaie de déduire la filiation divine seulement à partir du « fait de la résurrection »ou de quelque processus créateur dans la communauté primitive, pour Ebeling, le point décisif pour toute vraie orthodoxie christologique est le suivant « que Jésus ne serait pas devenu Fils de Dieu après sa mort seulement, mais que lui-même, le Jésus de l'histoire, était et est le Fils de Dieu » 74. A cause de cela, on ne peut bien comprendre sa filiation divine que si l'on prend au sérieux son humanité réelle.

74 Theologie, p. 63; c'est nous qui soulignons.

3.  Mais également, il faut davantage rendre justice à l'autre pôle auquel 1'événement christique est lié, et poursuivre, plus radicalement que Bultmann, la nécessité de l'interprétation existentiale. Le sens théologique du discours sur le « simple fait » (blosses Dass) nous mène à la conclusion qu'une véritable « répétition » de ce qui est décisif


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dans le phénomène Jésus ne s'obtient précisément pas par la simple répétition de ce qu'il a dit ou la représentation de sa personnalité au sens biographique 75. II faut au contraire montrer, en quel sens, par lui, nous sommes nous-mêmes concernés par Dieu. Qu'est-ce qui fait qu'on puisse re-présenter l'apparition de Jésus de manière à ce qu'il puisse véritablement être annoncé et proclamé présentement 76? Il ne suffit plus ici, comme Bultmann l'avait essayé, d'interpréter Jésus sur la base du « simple fait »de la venue de Dieu en lui, parce qu'aujourd'hui « on ne comprend même plus ce que signifierait l'expression 'Action divine' ni méme le vocable 'Dieu' » 77.

75 Cf. ibid., p. 73.

76 Cf. ibid., p. 78.

77 Ibid., p. 31.


C'est donc en ce point que commence, chez G. Ebeling, une réflexion qui conduit bien au-delà de Bultmann. Les remarques de Bultmann concernant la question de savoir si même le simple discours sur Dieu n'est pas toujours de la mythologie, lui semblent, à juste titre, insatis­faisantes. Bultmann dit par exemple

« Celui qui prétend que toute manière de parler d'un acte de Dieu serait un discours mythologique, celui-là donc devra bien appeler mythe aussi, le discours sur un acte de Dieu en le Christ » 78.

78 R. BULTMANN, op. cit., p. 40.


Selon Ebeling, Bultmann n'a pas suffisamment pris en considération la question de savoir comment le kérygme transmis du passé devient kérygme nous concernant actuellement 79, car seulement ainsi le message chrétien peut devenir, pour nous aussi, la parole de Dieu. Son caractère de parole de Dieu ne peut consister que dans le fait de nous concerner vraiment aujourd'hui. Il faudra donc surtout se demander quelle est, dans notre situation actuelle, la réalité qui, par la confrontation avec le Jésus de l'histoire, peut se manifester en parole comme le fondement jusqu'alors caché pour que le kérygme christologique puisse vraiment nous concerner.

79 Cf. Theologie, p. 40.

« Ce n'est pas l'inintelligibilité de certaines assertions kérygmatiques particulières, ayant besoin d'étre interprétées et pouvant étre inter­prétées, qui constitue aujourd'hui le problème fondamental pour l'annonce du message chrétien; mais c'est bien le fait de ne pas com­prendre le kérygme christologique comme tel, c'est-à-dire de ne pas

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se sentir concerné par sa nécessité, donc de ne pas comprendre en quoi consiste le fait d'étre concerné eschatologiquement, et sans quoi le kérygme christologique ne peut avoir aucun sens » 80.
80 Ibid., p. 49.

Il s'agit du manque de compréhension vis-à-vis de cet être-concerné-­par-Dieu, dont nous avons prétendu qu'il était identique avec le fait d'être homme.

Dans une telle situation il ne suffira pas, pour rendre intelligible l'annonce du message chrétien, de faire référence à quelques besoins ou aspirations de l'homme, et de proposer sans plus, comme réponse, la foi chrétienne. « Car le salut, en tout cas le salut au sens eschato­logique, n'est pas la confirmation et l'accomplissement de souhaits et aspirations déjà existants » 81. Mais inversement, et à plus forte raison, il ne peut pas s'agir de faire surgir, pour la première fois, un besoin qui, par après, sera satisfait par la proclamation du salut; car « un discours sur le salut a-t-il un sens s'il ne se réfère à une absence réelle de salut et s'il ne l'atteint réellement? » 82. Il faudra plutôt se laisser confronter avec le fait que c'est précisément la manière de comprendre le salut, que l'homme apporte avec lui et qui «lui paraît si évidente, qui constitue pour lui le foyer d'infection latent mais d'autant plus efficace de son manque de salut » 83. Car l'homme aspire à s'assurer de Dieu à la manière dont il s'assure de lui-méme 84. Il attend de Dieu « ce qui serait le plus impie, à savoir, une existence en ce monde qui soit entièrement assurée, fermement établie, inébranlablement fondée » 85, Pareille attitude est l'existence en dehors du salut.
81 G. EBELING, Das Verständnis von Heil in säkularisierter Zeit, dans Kontexte, t. IV, éd. H. J. SCHULTZ, Stuttgart-Berlin, 1967, 

82 Ibid., p. 9.

83 Ibid., p. 11.

84 Cf. Wort II, p. 278.

85 G. EBELING, Der feste Grund des Glaubens und die Erschütterungen unserer Zeit, dans Universitas, t. 11 (1956), p. 1245.

L'intelligibilité du kérygme christologique dépend donc de ceci : à l'intérieur de la situation de fait qui est déjà là lorsque le kérygme chrétien est proclamé, doit se manifester une situation spécifique.

« Pour que le kérygme christologique puisse acquérir son sens, cette situation spécifique doit étre découverte et éveillée (et en ce sens on pourrait dire : réalisée en la proclamant). Elle n'est rien d'autre que la véritable situation, jusqu'alors refoulée, de celui qui est maintenant interpellé au sein méme de sa situation de fait »  86.

86 Theologie, p. 50

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Il faut donc chercher, dans la situation de fait où I'homme se trouve en tout cas, ce qui est le fondement latent pour qu'il puisse être appelé à la foi. Ce fondement caché consiste en ce que l'homme, comme simple creature, ne peut se justifier lui-méme et en ce que tout essai dans ce sens est condamné à l'échec. Pourtant, cela ne devient explicitement evident que lorsqu'on est confronté avec le message chrétien qui indique une possibilité opposée à la justification par soi-méme. L'Évangile de la communication que Dieu fait de Lui-méme ne peut être compris que s'il fait en même temps comprendre, par la raison, la propre réalité de I'homme se trouvant hors du salut, c'est-à-dire l' « impossibilitas legis »qui, comme telle, est alors accessible à la raison, méme si l'on fait abstraction de la vérité de la foi. L'expérience du monde en lui-­même est tellement l'expérience de l'absence de Dieu, que toute con­ception qui la prend pour la éresence de Dieu et la confond avec le salut ne peut être qu'illusion.

Dietrich Bonhoeffer, il est vrai, avait protesté jadis contre la volonté d'ancrer le discours sur Dieu en des situations-frontières et de se servir des faiblesses humaines pour laisser encore une place quelque part pour Dieu 87. Mais par là, selon Ebeling, il veut seulement exclure que « des situations-frontières fortuites restreignent et faussent la compré­hension de la manière dont on a vraiment besoin de Dieu » 88. La situation de I'homme comme tel, et donc aussi de I'homme bien portant et qui réussit, est « à interpréter comme une situation de besoin », c'est-à-dire qu'elle est à interpréter en tant que I'homme y est « incon­ditionnellement dans le besoin de ce dont il ne peut pas disposer lui-­même » 88. Sans la foi, I'homme est livré une fois pour toutes à l'ab­sence de Dieu : tel est le sombre arrière-plan, le seul sur lequel la lumiere de l'Évangile peut vraiment se détacher. L'interprétation existentiale devra en consequence bien cerner cet arrière-plan :

87 Cf. D. BONHOEFFER, Widerstand und Ergebung. Briefe und Aufzeichnungen aus der Haft, éd. par E. BETHGE, Munich, 1951, p. 182.

88 Wort II, p. 295.

89 Ibid., p. 294 s.


« Par le fait que Jesus devient pour nous le fondement de notre foi et l'Évangile qui nous concerne, et qu'il nous établit dans la certitude qui conduit au salut, il nous atteint là où nous sommes : dans cette incertitude qui constitue l'essence méme du péché. Jesus vérifie donc la réalité qui nous concerne. Il nous rend certains de notre propre
condition en cette réalité. Il ôte l'ambiguité de cette Loi, devant laquelle

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nous sommes coupables et à laquelle nous ne pouvons échapper. Car l'ambiguité de la compréhension de la Loi, à laquelle l'homme est soumis, fait partie de la misère de celui-ci. [...] Ce n'est qu'ensemble avec la certitude de la Loi qui atteint notre conscience (la certitude donc du péché), que l'on peut parler de la certitude de la foi qui, comme Évangile, libère la conscience » 90.

90 Theologie, p. 81.

A elle seule, la Loi, c'est-à-dire la réalité même qui saisit l'homme dans sa conscience depuis toujours et appelle sa responsabilité, n'est qu'im­puissance, mais cette impuissance devient puissance mauvaise par ce fait

«elle semble determiner, en dernière instance, la structure de l'exis­tence humaine. Qu'on soit juif, pécheur ou paien; qu'on soit pieux ou sans-Dieu; toutes les facons d'exister sont, nonobstant leurs diffe­rences, semblables en ceci qu'elles sont toujours existence sous la Loi. Toute religion ou conception du monde, même si elle est athée, comme aussi un christianisme change de la foi en ideologie religieuse, vérifient cette commune structure de la Loi. Elles sont toutes d'accord entre elles dans le fait de s'opposer à la foi » 91.

91 Wort, p. 291.

G. Ebeling appelle «christologie implicite »cette radicalisation de la demythologisation d'une part (retourner au Jésus de l'histoire) et de l'interprétation existentiale d'autre part (retourner à notre propre être-homme réel, tel qu'il se révèle dans la confrontation avec l'homme Jesus), et ceci dans leur connexion mutuelle; sans cette «christologie implicite », la «christologie explicite »cesserait d'être intelligible. La «christologie implicite »est la réalité événementielle « dans laquelle la confrontation avec Jesus révèle en parole Dieu lui-même au sein même de la réalité qui nous concerne, de sorte que cette confrontation conduise au fondement de la foi, c'est-à-dire qu'elle devienne cet événe­ment même qui fonde la foi  »92. Voilà donc le veritable statut du dis­cours sur Dieu :

92 Theologie, p. 81.

« Le discours sur Dieu ne peut être la condition de compréhension de la christologie que – et cela exclusivement – s'il a lui-même le caractère de christologie implicite » 93.

93 Ibid., p. 80.

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IV.  CHRISTOLOGIE IMPLICITE

Si G. Ebeling renvoie à la « christologie implicite »comme à une condition de l'intelligence de la foi en Jésus-Christ, cela ne signifie pas que le dogme christologique serait à fonder sur la démonstration « d'idées christologiques cachées » pré-existantes 94, comme s'il s'agissait seulement d'expliquer logiquement un donné qui se présenterait dès le début sous forme d'une doctrine. Par « christologie implicite », on entend plutot l'expérience de réalité, sous-jacente à la doctrine et qui est provoquée par ce qui, en Jésus, s'est révélé en parole. Quelle est la signification de « l'homme Jésus »pour « l'être-homme »de tout homme ? Son role spécifique ne consiste, selon Ebeling, que dans le fait de « rendre l'homme vraiment humain » 95. Ceci n'est pas à com­prendre comme une réduction anthropologique de la théologie

94 Ibid.

95 Jesus, p. 72.

« Comme si l'on parlait vraiment de l'homme réel, lorsqu'on parle de l'homme 'abstrait', c'est-à-dire de celui qu'on voudrait 'abstraire' et de Dieu et du monde ! Opposer de cette facon la théologie et l'anthropologie, ce serait les corrompre toutes les deux » 96.

96 Theologie, p. 16.

Il nous faudra donc examiner la question suivante : En quoi la foi qui vient de Jésus est-elle nécessaire pour que l'homme puisse ainsi vraiment être humain? En quel sens l'humanité de l'homme dépend-elle de la réconciliation avec Dieu, et pour quelle raison Jésus est-il nécessaire pour cette réconciliation 97?

97 Cf. Jesus, p. 73.

D'après le Nouveau Testament, Jésus s'est vérifié lui-même à partir de la nécessité pour l'homme de se montrer humain : « Ce que vous avez fait au plus petit de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait » (Mt 25, 40). G. Ebeling explique ce passage


« Le fait que Jésus s'identifie avec le nécessiteux ne veut nullement fonder pour la première fois que celui-ci serait digne de cette aide. Jésus s'en rapporte, au contraire, à l'évidence qui est inhérente à l'exigence même de l'indigent, et c'est à partir de cette évidence qu'il se vérifie lui-même. [...] Pour qui la misère du prochain n'est pas un
appel évident, l'appel de Jésus ne peut pas davantage être compris » 98.

98 Wort II, p. 21 s.

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Seul celui qui comprend que cette attitude : « il le vit et passa son che­min » (Lc 10, 31) est inhumaine, pourra aussi comprendre l'appel de Jésus. Car Jésus ne veut que nous libérer pour que nous puissions réaliser envers le prochain ce qui en tout cas nous est demandé et dont la nécessité peut être rendue évidente, même avant toute interpréta­tion religieuse. Le commandement de l'amour du prochain s'avère en effet évident dans sa nécessité et dans son caractère raisonnable, même avant que l'on ne se décide pour la foi.

« Ainsi, à celui qui ne comprenait pas ce que signifie l'amour du prochain, Jésus ne lui a proposé rien d'autre que l'expérience concrète de la vie elle-même, cela donc que chacun a l'occasion de voir s'il ouvre les yeux : considère celui qui est tombé dans les mains des bri­gands : celui-là sait qui est son prochain » 99.

99 Ibid., p. 20 s.

Au plus tard

« lorsqu'on se trouvera soi-même dans le besoin, on comprendra ce que signifie 'aimer son prochain ou non' et on trouvera, à juste titre, raisonnable que celui qui peut aider le fasse en effet » 100.

100 Ibid., p. 22.

Il va de soi qu'il ne s'agit pas là seulement de la nécessité de l'amour du prochain pris individuellement, mais de la relation à toute la « co­humanité »,

« car nous n'avons jamais affaire seulement à un prochain, mais, dans notre caractère 'co-humanitaire', à de nombreux prochains, et non seulement à eux en tant qu'individus, mais à eux au sein de règlements communautaires et de conditions sociales » 101.

101 Jesus, p. 75.

Le commandement de l'amour du prochain implique donc égale­ment la nécessité d'un engagement pour une humanisation des con­ditions générales de vie.

Mais ce commandement de l'amour du prochain, par le seul fait d'être proposé et mis en évidence, n'est pas pour autant exécuté. Aussi le message de Jésus ne peut-il être ramené à un pur « humanisme »comme s'il ne s'agissait que d'accentuer de nouveau la nécessité de l'amour du prochain. Il faut au contraire se rendre compte du fait que l'homme se trouve continuellement entravé dans sa relation à autrui. La racine de tout égoïsme humain, qui est donnée avec le caractère passager de

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la propre réalité de l'homme, reside en cette incertitude qui est « l'exis­tence de I'homme en mensonge » 102; c'est elle qui, toujours à nouveau, le séduit à rechercher l'assurance de soi-même sur la base de ce dont il dispose lui-même 103. La véritable signification de la foi résidera donc dans le fait qu'elle peut libérer I'homme de ce qui, autrement, l'empéche d'aimer son prochain.

l02 Theologie, p. 87.

l03 Ibid., p. 86.

En quoi consiste finalement l'incertitude de l'homme ? Cela devient le plus manifeste dans le fait qu'il est voué à la mort.


« Ce nest pas, parce que 'ce qui viendra après la mort' (pour employer l'expression de tout le monde) nous reste absolument inconnu et qu'on ne peut pas en disposer, ou parce qu'on ne sait même pas si vraiment viendra encore quelque chose; dans tous ces cas, l'aiguillon de la mort ne serait qu'une question ouverte concernant seulement le savoir de I'homme » 104.

104 Ibid.

En réalité, la mort est bien la fin de tout ce qu'on peut constater ou dont on peut disposer. La véritable incertitude de l'homme est fondee sur le fait qu'au fond de son être it échappe à la possibilité de se situer fermement, de disposer de soi et qu'il est donc entièrement problé­matique 105. L'homme éprouve tout cela comme incertitude parce qu'il ne veut pas le reconnaître et se cramponne à ce dont it peut disposer. Dans cette angoisse pour lui-même, I'homme prête aux puissances de ce monde le pouvoir d'être des puissances de mort 106 au chantage desquelles it se soumet. Il s'agit là d'une perversion de la foi, dont seule la foi authentique peut libérer l'homme.

105 Ibid.

106 Cf. Jesus, p. 74.

G. Ebeling, pour éclairer cela, renvoie à maintes reprises 107 au com­mentaire sur le premier commandement, que Luther a donné dans le Grand Catéchisme 108. Devant le commandement : «vows n'aurez pas d'autres dieux a cóté de moi », Luther avait commencé par demander quel serait le sens de cette expression « avoir un dieu ». Sa première réponse a été une « formule vide » dans laquelle on pouvait placer n'importe quoi, aussi bien le vrai Dieu que tous les dieux

107, Cf., par exemple, G. EBELING, Luther – Einführung in sein Denken, Tubingue 1964, p. 288 s.; Jesus, p. 71 s.; Wort II, p. 287 s.
108 Les citations suivantes selon Die Bekenntnisschriften der evangelisch-lutherischen Kirche, Gœttingue, 19594, p. 560 (cf. Weimarer Ausgabe, 30, 1 ; 132 s.).
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« On appelle dieu ce dont on attend tout bien et à qui on doit recourir en toute nécessité. Par conséquent, avoir un dieu, ce n'est rien d'autre que lui faire confiance et croire en lui de tout cceur » 109.

109 Ibid., p. 560, 10–15; cf. Wort II, p. 288.
En d'autres termes : depuis toujours, tout homme a déjà son dieu, car il lui est impossible de ne pas s'appuyer sur quelque chose en ce monde. Si Luther explique : « or cela, dont tu fais dépendre ton cœur et à quoi tu le confies, voilà ce qui est proprement ton dieu » 110, il ne décrit pas, précise Ebeling, « une chose que l'homme fait avec son cœur parfois seulement et accidentellement ou même à tort », c'est au contraire la fonction essentielle du cœur humain qui ne peut faire autrement que de s'appuyer sur quelque chose :
110 Ibid., p. 560, 22–24; cf. Wort II, p. 296.

«
Le cœur en lui-même n'est rien d'autre que l'exercice continuel d'une foi et d'une confiance qui trouvent centre à l'extérieur d'elles­mêmes, ou bien l'exercice de leurs réalisations déficientes : la méfiance, le doute et le désespoir » 111

111 Wort II, p. 298.

Toutefois, dans une seconde démarche, Luther réemploie cette formule « vide »qui peut signifier Dieu et faux-dieu, et il en fait un critère rigoureux pour parler du vrai Dieu.

« Si la foi et la confiance sont comme il le faut, tu as aussi le Dieu qu'il faut; et inversement : là où la confiance est fausse et non comme il le faut, là le vrai Dieu n'est point » 112.

112 Die Bekenntnisschriften, p. 560, 17–21; cf. Wort II, p. 296.

L'interprétation de G. Ebeling :

«Lorsqu'on ne persévère pas dans la situation de la foi et qu'on fait dépendre le cceur de ce qui ne permet pas que la foi reste foi pure, it ne s'agira pas du vrai Dieu » 113.

113 Jesus, p. 71.

Celui qui se fie à son argent ou à ses biens doit les posséder avant de pouvoir s'appuyer sur eux; sa foi dépend ainsi de conditions caduques et, de là, apparaît comme une foi impure. Aussi longtemps que le fait de posséder son objet de foi n'est pas identique avec le fait lui-même de s'y fier, it ne s'agira point de la vraie foi. On ne possède alors qu'un faux dieu. Le vrai Dieu est à définir par une foi en qui le fait d'avoir


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412>
Dieu n'est plus distinct du fait de croire en Lui 114. Seule pareille foi, ne dependant plus de conditions qui pourraient lui être enlevées, est « certitude et vie, mais d'un autre genre que ce qu'on appelle ailleurs du même nom » 115, à savoir «une certitude qui rend certain pour la vie et pour la mort » 116. La seule possibilité opposée à cette foi est le refus de croire, dans lequel ou bien on fait d'une creature son suprême bien ou bien on en désespère.

114 Wort II, p. 297. De même qu'on ne peut comprendre le sens originaire du prédicat « Fils de Dieu »par rapport à Jésus que si on le distingue du concept de «Fils de Dieu» qu'on trouve ailleurs dans l'histoire des religions, de même le vocable « Dieu »ne peut être compris que si l'on a oublié ce que sont « les dieux ». Le vocable « Dieu »doit être compris comme le contraire d'une divinisation des puissances de ce monde (cf. Wort II, p. 288 s.).

115 Theologie, p. 85.

116 Cf. Jesus, p. 46.

Mais pourquoi Jesus est-il indispensable à l'obtention d'une pareille foi? D'une part, pareille foi dans laquelle on ne peut avoir son objet que par la foi elle-même, est précisément la manière dont « par Jesus, la relation à Dieu est devenue ce qui n'est accessible qu'à la foi seule » 117. Si donc « l'apparition de Jesus se concentre dans le fait qu'elle invite à la foi, alors, la tonalité fondamentale de son apparition rencontre la tonalité fondamentale de toute existence humaine » 118, et le message de Jesus trouve, pour ainsi dire, en notre propre réalité, son «lieu de resonance »dont la tonalité propre ne parvient à retentir que par la confrontation avec ce message, comme inversement «elle seule peut faire résonner pleinement la tonalité qui a été donnée » 119, L'appa­rition du Christ fait apparaître ce qu'est la foi pure 120.

117 Ibid., p. 71.

118 Ibid., p. 58.

119 Ibid.

120 Ibid., p. 63.

D'autre part, il pourrait sembler que déjà la foi d'Abraham ait été une pareille foi pure. Qu'est-il donc besoin de Jesus? Elle était en effet :

« renonciation à toute prestation humaine par laquelle on voudrait assurer sa propre existence; reconnaissance que notre existence ne trouve pas son fondement en elle-même et qu'en elle-même, elle est instable, d'une instabilité telle que la question de savoir quel est le fondement de l'existence ne puisse recevoir que la réponse suivante : il ne faut pas se fier à soi-même mais seulement à ce qui se trouve radicalement en dehors de nous et est digne d'une confiance absolue » 121.


121 Wort, p. 216.

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La foi d'Abraham était de ne pas voir l'ensemble du chemin où il était conduit et pourtant de laisser à Dieu le jugement sur le sens de cette obscurité qui l'entourait; il accepta done la réalité de ce monde sans se livrer à des illusions.

En effet, il est vrai que le concept chrétien de foi a ses racines prin­cipales dans l'Ancien Testament 122. Mais ce n'est que dans le Nouveau Testament que le vocable « foi »devient le terme tout court désignant le rapport à Dieu. Déjà « la seule statistique linguistique montre que l'emploi du radical 'foi', – comme substantif, verbe ou participe, – de petit ruisseau devient subitement un large fleuve » 123. Nouvelles sont également, d'un point de vue purement linguistique, des expres­sions comme πιστεύειν εἰς ou la connexion de πίστις avec un génitif objectif 124.

122 Cf. ibid., p. 219.


123 Jesus, p. 61.

124 Cf. Wort, p. 220.


Si l'on tient compte du fait que, dans le Nouveau Testament, la foi d'Abraham se comprend comme une sorte de foi encore « anonyme »en Jésus, la différence entre la foi vétérotestamentaire et la foi explicite en Jésus-Christ semble consister en ceci : dorénavant la foi est devenue une foi capable de comprendre ce qu'elle dit. Post Christum natum, nous devons dire davantage et pour toujours

« Ce qui est décisif, c'est d'attendre Dieu. Mais il s'agit maintenant d'une attente qui se comprend elle-même. En effet, Jésus fait compren­dre ce que l'on peut attendre de l'attente de Dieu. Nous pourrions aussi tout simplement dire : Jésus nous fait comprendre qui est Dieu et par là nous donne le courage d'attendre Dieu et de faire de cette attente le moment décisif de notre existence » 125.

125 G. EBELING, Vom Gebet. – Predigten üiber das Unser-Vater (coll. Siebenstern), Munich-Hambourg, 1967, p. 26 s. (= Gebet).

La nouveauté de la foi chrétienne, c'est « la référence exclusive de la foi à un homme, au sens d'une référence exclusive à Dieu par là-même, et ainsi au sens d'une intelligence radicale de ce qu'est la foi » 126. A ceci se rattache le fait que la foi chrétienne se signale « de manière singu­lière en histoire des religions »par son ouverture pour la réflexion théologique 127. Ce n'est que dans le christianisme que naît la distinction

126 Wort, p. 316.

127 G. EBELING, Der Theologe und sein Amt in der Kirche, dans ZThK, t. 66 (1969), p. 246.

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rigoureuse entre théologie « philosophique »et « théologique » 128, distinction qui est nécessaire pour pouvoir énoncer une révélation proprement dite. Si dans l'Ancien Testament « Loi et Grace se mélan­gent indistinctement », nous avons là « un signe, non de proximité, mais d'éloignement par rapport au Nouveau Testament » 129. Ainsi, ce n'est qu'à partir de Jésus qu'il est devenu possible d'expliciter la foi et de la proclamer universellement : « En Jésus, la foi est venue à nous de manière à pouvoir être dite à tout le monde »
130

128 Cf. G. EBELING, art. Theologie und Philosophie, dans RGG3, t. VI, col. 786.

129 Wort, p. 275.

130 G. EBELING, Zwei Glaubensweisen? dans Juden, Christen, Deutsche, éd. H. J. SCHULTZ, Stuttgart, 1961, p. 166.

La foi en Dieu n'est susceptible d'être comprise et annoncée univer­sellement que si elle peut en appeler à la « Parole de Dieu », c'est-à-dire au fait que Dieu nous a fait entrer en communion avec Lui en nous parlant. Mais comme une parole ne peut se présenter que comme une parole humaine venant d'un homme et passant à un autre, l'expression « parole de Dieu »n'a finalement de sens que lorsque, en un homme déterminé, nous avons affaire à Dieu lui-même, c'est-à-dire s'il est «  la Parole de Dieu en personne » 131. L'autorité convaincante de Jésus consiste précisément dans le fait qu'il destitue toutes les idoles et toutes les conceptions de Dieu 132 et qu'en lui, Dieu, « de concept préala­blement indéterminé, se détermine comme parole dicible et rend possible à tous la foi comme consentement » 133. Le critère de cette autorité convaincante est que le message chrétien, non seulement se manifeste en tout son contenu comme n'étant « qu'une seule parole »et non pas une multiplicité incohérente, mais encore que :

131 Cf. G. EBELING, Kerygma, dans Theologie für Nichttheologen, t. II, éd. H. J. SCHULTZ, Stuttgart, 1964, p. 99.

132 Cf. Theologie, p. 85.

133 Ibid., p. 91.

« il est aussi possible de saisir l'unité du contenu de la parole avec le fait qu'il ne peut se présenter que comme parole. Que tous ces aspects théologiques coincident, voilà ce qui, en tant que presence de Dieu, est l'autorité qui autorise une parole libératrice, et, en tant que liberté pour la parole, est elle-même autorisée par la Parole » 134.

134 Ibid., p. 93.

C'est donc cette coïncidence de tous les aspects théologiques qui con­stitue le caractère historiquement unique de Jésus 135 et qui est la raison


133 Ibid., p. 93 s.; cf. Wort, p. 309.

<415>
pour laquelle on ne peut lui rendre justice que par la foi 136. En chris­tologie explicite, ces remarques seraient à expliquer ainsi : nous avons absolument besoin de Jésus en tant que Fils de Dieu parce que la communion avec Dieu ne peut être énoncée autrement que comme un être-assumé dans la relation de Jésus au Père. Hors de cette compré­hension trinitaire de Dieu, le concept de « Parole de Dieu », et donc l'affirmation que Dieu nous parle et qu'il se réfère à nous, deviendrait finalement incomprehensible.

136 Wort, p. 308.

C'est, en consequence, surtout cela qui depend de Jésus : la possi­bilité pour notre foi d'être distinguée d'une certitude à laquelle l'homme pourrait s'élever par lui-même et qui, dès lors, ne serait que pure illusion. Seule,

« l'extériorité du fondement de la foi, qui a nécessairement le caractère de parole, permet à la foi d'être foi pure, c'est-à-dire de ne se fonder ni sur ce dont on peut disposer, ni sur elle-même, – ce qui serait, à strictement parler, perdre son fondement et par là se perdre soi-­même » 137.

137 Jesus, p. 63.

C'est pourquoi Jésus est celui qui conserve notre foi de sorte qu'elle demeure foi pure. Pour que l'on puisse croire, aucun postulat ne peut suffire : il faut être atteint par un événement 136. C'est l'extériorité de l'apparition historique de Jésus qui « sépare la foi de la mystique » 139.

138 Cf. Theologie, p. 50.

139 G. EBELING, Die Geschichtlichkeit der Kirche und ihrer Verkündigung als theologisches Problem, Tubingue, 1954, p. 65. 140 Theologie, p. 92. 141 Jesus, p. 62.


Il n'est d'ailleurs pas possible de réduire ce rapport entre la foi et Jésus au fait que celle-ci aurait seulement son origine en lui, du point de vue de l'histoire des idées 140 de manière qu'il ne serait qu' « une sorte de cause première dans la chaîne de succession des croyants » 141. Car il est lui-même la Parole qui est à redire à l'intérieur de la chaîne de succession des croyants puisqu'il s'agit de participer à sa propre relation à Dieu. Certes, la rencontre avec une figure historique « n'est pas seulement ici à considérer comme une rencontre avec cette personne elle-même ».

« Celui qui s'intéresse historiquement à Platon ou à François ou à Luther – ou à qui que ce soit – rencontre bien sous un certain aspect


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ces hommes eux-mêmes. Mais it faut le souligner : 'sous un certain aspect', et donc de manière limitée. Reste toujours l'inadéquation entre la 'personne' et l'œuvre'. Par contre, rencontrer Jésus en tant que témoin de la foi, c'est le rencontrer lui-même sans restriction » 142

142 Wort, p. 310.

«Jésus-Christ maintient ouvert le lieu où se réalise la réconciliation de Dieu avec les hommes. C'est pourquoi it est 'lieu-tenant' de Dieu parmi les hommes et 'lieu-tenant' des hommes devant Dieu. Pour cela, toute son existence pour les autres ne tend qu'à provoquer la foi. Car croire signifie être devant Dieu comme étant aimé de Dieu et, en vertu de cela, être parmi les hommes comme témoin de la foi, comme témoin de l'amour dont Dieu les aime. La fonction de supplé­ance qu'exerce le Christ, et la manière dont it 'tient lieu' pour Dieu et pour les hommes consiste en ceci : il existe pour les autres de façon telle qu'il est l'origine de toute vraie existence pour les autres. Or, vraiment exister pour les autres signifie en même temps exister pour Dieu et pour le prochain sur la base du fait que Dieu existe pour nous » 143.

143 Tradition, p. 194.

En résumé, l'expérience fondamentale de la christologie « implicite » – sur laquelle toute confession «explicite »doit s'appuyer – peut être formulée comme suit

« Celui qui, face à la réalité de ce monde, se reconnaît lié à Jésus parce que par lui seul il est libre, celui-là peut dire : Je crois en Jésus Christ » 144.

144 Jesus, p. 46.


Ou bien : « Celui qui doit donner raison à Jésus et qui ne peut se refuser aux nécessités des hommes, celui-là a acquis la liberté »pour servir la liberté des hommes 145. C'est à la même expérience qu'Ebeling se réfère lorsqu'il souligne que la certitude de la foi ne vient pas de la réflexion théologique, malgré son rôle important mais négatif de pro­tection contre les malentendus. La certitude de la foi ne peut naître qu' « à partir de l'expérience vécue du témoignage du Christ » 146.
145 Theologie, p. 103.

146 G. EBELING, Memorandum zur Verständigung in Kirche und Theologie, dans ZThK, t. 66 (1969), p. 496.

<417>
V.  LA CHRISTOLOGIE EXPLICITE

Si l'on entre vraiment dans cette expérience qui consiste à confronter notre propre être-homme avec l'être-homme de Jésus, il s'ensuit des conséquences pour la christologie « explicite ». Nous n'en citerons que deux, particulièrement importantes : en quel sens la relation de Jésus lui-même à Dieu doit-elle être appelée foi (voir : 1), et comment faut-il comprendre alors sa résurrection (voir : 2).

1.  La christologie traditionnelle a toujours reculé devant la possi­bilité d'attribuer la foi à Jésus lui-même. Elle considérait la foi comme une manière essentiellement imparfaite de connaître Dieu. En cette perspective, la foi n'était que l'acte intellectuel par lequel on acceptait comme vrai ce que l'on n'obtient réellement que par la charité. Par contre, le concept de foi de la Réforme visait immédiatement cette foi vivante qui est la seule manière de parvenir à l'expérience d'être aimé par Dieu d'un amour sans conditions ni limites. Alors, la vision béatifique de Dieu ne peut plus être représentée comme dépassant la foi, mais elle ne se distinguera d'elle, ici-bas, qu'en ce qu'elle ne sera plus menacée de la possibilité du refus de croire 147. Dans semblable concep­tion il n'y a plus lieu de conclure, à partir de l'union hypostatique, que le vocable « foi »est impropre à décrire la relation de Jésus lui-­même à Dieu 148. « Il paraît impossible, étant donné la manière dont Jésus parle de la foi, de l'exclure lui-même de la foi » 149. Ceci ne vise pas quelque « interprétation psychologisante de Jésus » 150, mais le fait fondamental que ce critère « selon lequel Jésus a révélé la foi, n'in­dique pas seulement comment il faut interpréter la doctrine de Jésus mais aussi la personne de Jésus » 151. La formule « vrai Dieu et vrai homme »est donc interprétée ici de manière rigoureusement consé­quente, en ce sens : la divinité de Jésus consiste en son être-Fils, et cette filiation divine ne signifie rien d'autre, en ce qui concerne Jésus, que d'être l'aimé-de-Dieu infiniment et originairement. La possibilité de la foi se fonde sur le fait de la distinction des personnes en Dieu.

147 Cf. G. EBELING, Was heisst Glauben?, Tubingue, 1958, p. 16.

148 Cf. Theologie, p. 124.

149 Wort, p. 240.

150 Cf. Theologie, p. 119 s.

151 Ibid., p. 124.

<418>
La certitude de foi des croyants est alors une participation à la cer­titude de foi de Jésus lui-même qui, en tant que Fils, est la mesure de I'amour que Dieu a pour nous.

Si un homme nous apparaît comme un modèle à suivre, on peut lui rendre justice en correspondant à son ètre par une attitude analogue, ce qui suppose des situations analogues à la sienne. Pourtant, « I'autorité particulière avec laquelle l'apparition de Jésus nous concerne »paraît mettre en question cette seule relation d'exemplarité.

« Cette fois, on est concerné par une certitude qui détermine le comportement tout entier et se réfère à route situation; c'est done une certitude non partielle, et c'est pourquoi elle ne permet pas une réalisation simplement analogue mais nous provoque à nous laisser assumer à l'intérieur de certe certitude même » 152.

152 Ibid., p. 89.

Tout comme Dieu nous aime de ce même amour, dans lequel de toute éternité il est tourné vers son Fils comme vers son propre Vis-à-Vis, ainsi aussi notre foi, si toutefois on la comprend comme il faut, fait un avec la certitude de Jésus lui-même.

2.  Si la foi signifie : se comprendre comme aimé-de-Dieu en Jésus­Christ, il en résulte que l'on affirme en même temps déjà que Jésus vit. G. Ebeling nous fait à ce propos une remarque extraordinairement féconde pour une bonne conception de la résurrection : « Croire en Jésus et croire en lui comme Ressuscité, c'est une seule et même chose » 153. La confession de la résurrection n'ajoute donc pas un nouvel objet de foi à d'autres déjà existants, mais « la foi post-pascale sait qu'elle n'est rien d'autre que la compréhension juste du Jésus pré­pascal » 154. Dans la foi en la résurrection, il s'agit de ceci : pour tous les temps, dans l'annonce du message chrétien « Jésus luì-même vient vers nous; non seulement quelque parole particulière de lui ni telle ou telle directive de lui, mais sa personne même en toute cette réalité une et totale qui est survenue par sa vie et sa mort » 155.

153 Wort, p. 315.

154 Ibid.

155 Gebet, p. 17.

Mais alors, le fait qu' « il est ressuscité »n'est pas à comprendre comme « la correction du message de la croix » 156. La croix n'est pas à considérer « comme une faute de régie que Dieu aurait commise et

126 Jesus, p. 68.

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heureusement bientót annulée, donc comme une pure apparence appar­tenant sans délai au passé » 157 : « l'événement de Páques ne transforme pas finalement la catastrophe de la vie et de la mort de Jésus en salut, mais il révèle le salut qui est apparu en Jésus » 158. La résurrection, dans sa signification chrétienne, est tout autre chose que ce qu'Hérode, par exemple, s'était représenté lorsque, avec crainte superstitieuse, il avait envisagé que Jean-Baptiste pouvait être ressuscité d'entre les morts 159.

157 Wesen, p. 69.

158 Jesus, p. 74.

159 Ibid., p. 69.

La « question isolée et apparemment si plausible de savoir si la résurrection a été 'réelle' » est alors « la question typique issue du refus de croire » 160, car elle pré-suppose que l'on pourrait se repré­senter la résurrection de Jésus, abstraction faite de la foi en Dieu. Par « résurrection corporelle », il faut au contraire entendre qu'au­jourd'hui encore nous rencontrons le Jésus terrestre lui-même dans l'annonce du message chrétien et dans les sacrements qui ne font qu'en souligner certains aspects. G. Ebeling renvoie ici à l'avertissement de Luther : dans la situation de la tentation – véritable situation de la foi – il faut s'en tenir à « l'enfant dans la crèche, à l'homme sur la croix, au Dieu humain » 161. « Jamais Luther n'aurait pu ajouter ou même opposer à cela le conseil de recourir, lorsqu'on est tenté contre la foi, à l'idée du Glorifié » 162. Cela signifie au fond qu'il n'y a pas, à côté du Jésus terrestre, un Jésus glorifié : sa glorification nest rien d'autre que le fait qu'il est lui-même, en tant qu'humilié, devenu la source présente de notre salut, puisque sa vie terrestre se trouve assu­mée en Dieu à jamais. Du Christ glorifié on doit dire, non qu'il était, mais qu'il est le crucifié 163.

160 Ibid., p. 68.

161 Ibid., p. 69.

162 Ibid.

163 Cf. G. EBELING, Evangelische Evangelienauslegung. Eine Untersuchung zu Luthers Hermeneutik, Darmstadt, 19693, p. 289.

« La présence de Jésus dans le temps cachait le caractère radicalement eschatologique de sa certitude, parce qu'elle réduisait la situation d'une foi possible à une rencontre chronologiquement fortuite et dès lors ne faisait pas encore connaître au monde entier la foi comme existence eschatologique. Le verbum Dei incarnatum ne se fait entendre comme verbum Dei, et ne parvient donc à son but, que comme verbum Dei praedicatum. Jésus ne nous met radicalement en situation de foi

<420>
que lorsqu'il nous interpelle en tant que crucifié, c'est-à-dire en tant que celui qui n'est plus là comme objet. Car c'est de cette manière qu'il ouvre son existence eschatologique à chacun dans sa propre situation par la parole qui advient maintenant. Que la certitude de Jésus, après sa mort, se répande à haute voix et qu'on y consente par la foi, cela – c'est la vie de Jésus devenue manifeste – s'est révélé en parole comme la résurrection de Jésus » 164.

164 Theologie, p. 91.

Lorsque nous prions le Christ en croix, nous ne faisons pas «comme si ... », mais nous le rencontrons lui-même et réellement. Voilà l'ex­périence chrétienne de la résurrection.

C'est conformêment à cela qu'il faut comprendre les apparitions du Ressuscité, dans lesquelles s'est manifestée aux disciples l'apparition de Jésus 165 qui consiste dans le fait d'honorer Dieu par la foi seule 166. L'expérience des premiers disciples ne se distinguait nullement de la nutre par le fait que les Apôtres, grace à une vision, auraient été dispensés de la foi 167. Il s'agissait pour eux de « re-connaître » 168 celui qu'ils avaient connu eux-mêmes en sa vie terrestre. Pareille « recon­naissance »est évidemment Iiée à la situation d'origine de la foi chré­tienne et comme telle ne peut donc être qu'un « fait exceptionnel »limité dans le temps 169. Ceux qui connaîtront le Christ plus tard, n'ont pas été témoins oculaires de sa vie terrestre et donc ne peuvent le « re-­connaître ». Mais ils rencontrent tout aussi bien le Ressuscité lui-même. Il faut se souvenir ici que les sacrements, en tant qu'événements dans le temps et dans l'espace, ne sont rien d'autre que la manière dont le Cruciflé nous « apparaît »aujourd'hui encore. Celui qui, dans la foi, participe à l'Eucharistie, peut dire comme les Apôtres : « Nous avons mangé et bu avec lui »(Ac 10, 41). Mais cette conception requiert, comme condition de possibilité, qu'on comprenne les sacrements eux-­mêmes comme des modes de cette parole dont la vérité n'est accessible qu'à la foi. Ainsi, et ainsi seulement, l'Église est « la présence historique du Ressuscité »en tant qu'elle est son Corps 170.

165 Cf. Jesus, p. 74.

166 Ibid., p. 63.

167 Cf. Wesen, p. 64.

168 Cf. Wort, p. 315.

169 Cf. ibid., p. 314.

170 Theologie, p. 95.

Quant aux récits sur le tombeau vide, on ne doit donc pas «par inattention, confondre la manière d'exprimer une réalité avec cette

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réalité elle-même » 171. La compréhension authentique de la résurrection présuppose qu'on comprenne ce que signifie « Dieu, Seigneur de la vie et de la mort »172. Seule, cette foi a le droit de se réclamer de Jésus.


171 Jesus, p. 65.

172 Ibid., p. 66.

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Résumons l'apport spécifique de la christologie de Gerhard Ebeling pour une meilleure compréhension du dogme de Chalcédoine. Il ne se contente pas d'affirmer que le Christ est vrai Dieu et vrai homme. Car on ne peut comprendre le sens de ces affirmations qu'en tenant compte de maniére explicite du  « inconfuse, inseparabiliter »  de la formule dogmatique. La divinité de Jésus n'est vraiment reconnue qu'à cette condition : de ne pas la mêler avec son humanité dans un même concept de réalité. Elle n'est accessible qu'à la foi seule. Cepen­dant, cette foi en la divinité de Jésus se réfère à cet homme historique. Elle ne doit donc jamais etre séparée de lui. Au lieu de mêler ou de séparer, il s'agit de distinguer et de mettre en rapport la divinité et l'humanité de Jésus, la foi et la parole, le Créateur et la créature, Dieu et nous. Pour G. Ebeling, toute la théologie a cette tache de bien distin­guer ce que, normalement, on a tendance à confondre, et d'en faire ressortir le véritable rapport mutuel. Toute la théologie doit porter l'empreinte du « inconfuse, inseparabiliter », qui est le signe distinctif de la foi.

D'un point de vue catholique, l'auteur du présent article veut exprimer son accord personnel 113 avec cette christologie, où croire en Jésus-­Christ signifie participer a son être-aimé de Dieu qui lui est propre comme Fils.

173 Cf., plus en détail et de manière plus systématique, Peter KNAUER, Verantwortung des Glaubens. Ein Gespräch mit Gerhard Ebeling aus katholischer Sicht, Francfort, Knecht, 1969.

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